C’était hier. L’anecdote mathématique du compte Twitter @AnecdotesMaths affirmait que la somme des angles intérieurs d’un polygone à n côtés vaut (n-2)π radians, ou (n-2) x 180 degrés. Commençons par y ajouter une précision : le polygone doit être simple et ne pas s’auto-intersecter, comme c’est le cas pour ce polygone.
Toutefois, préciser « non croisé » peut être un peu lourd alors je me permets cette légèreté dans l’article : lorsque je parlerai de polygone, celui-ci sera non croisé.
Ainsi, pour n=3, on retrouve que la somme des angles d’un triangle vaut 180° – un angle plat, si vous préférez. Ce résultat, bien connu d’Euclide, peut se visualiser en un gif.
Pour n=4, la somme des angles intérieurs d’un quadrilatère vaut 360°. Pour un pentagone, on passe à 540° et ainsi de suite. Chaque sommet ajouté augmente de 180° la somme des angles du polygone
L’idée de la récurrence
L’idée de la démonstration semble alors couler de source : puisque l’on a une propriété qui dépend d’un nombre entier n et puisque le point de départ, n=3 est établi, nous allons procéder par récurrence. Pour en savoir plus sur ce mode de démonstration, n’hésitez pas à consulter ce précédent article.
Voici alors le raisonnement : notons P(n) la proposition « la somme des angles intérieurs d’un polygone vaut (n-2) x 180° »
- P(3) est vraie : c’est le cas du triangle
- Supposons qu’il existe un entier n tel que P(n) soit vraie : nous allons tenter d’en déduire que P(n+1) est vraie. Il nous suffit alors de découper un triangle formé de trois sommets dans notre polygone à n+1 sommets, comme suit :
Un tel triangle est appelé « oreille du polygone ». Nous avons donc découpé notre polygone à n+1 sommets en deux polygones :
- Un triangle, dont la somme des angles vaut 180°
- Un polygone à n côtés, dont la somme des angles vaut, par hypothèse de récurrence, (n-2)180°
- Ces polygones étant côte à côte, la somme des angles du polygone à n+1 côtés est donc 180 + (n-2)180 = (n + 1 – 2)180. Nous avons donc établi l’hérédité de la proposition P.
- Ainsi, puisque P(3) est vraie, P(4) l’est aussi, et donc P(5), P(6), et ainsi de suite…
Oui… Mais…
Ce que nous avons fait ici fonctionne très bien pour une certaine catégorie de polygone : les polygones convexes, ceux qui n’ont pas de « creux ». Seulement, les polygones peuvent avoir des formes bien moins sympathiques.
Tirer par les oreilles
Un polygone, ça peut être ça
En particulier, si l’on essaye de découper un triangle CED, on tombe sur un os : ce triangle est à l’extérieur, ce n’est pas une oreille du polygone.
Qu’à cela ne tienne, on pourrait adapter notre preuve : on forme un triangle à partir de trois sommets consécutifs
- soit c’est une oreille, et on reprend la démonstration au-dessus.
- soit ce n’en est pas une, mais on peut s’adapter : en effet, si l’on relie E à C sur le polygone du dessus, on obtient un polygone ABCEFGH qui a un sommet de moins que le polygone ABCDEFGH. On sait donc la somme de ses angles. Il faut alors retrancher les angles
et
et ajouter l’angle extérieur en D.
- L’angle extérieur en D vaut
. Seulement,
puisque la somme des angles du triangle CDE vaut 180°. L’angle extérieur en D vaut donc
. On retranche alors les deux angles
et
: on a finalement ajouter 180° aux angles de notre polygone, tout va bien !
Ou presque…
Couper en deux
Le problème, c’est qu’un polygone, ça peut aussi ressembler à ça
Dans ce cas, le triangle CDE coupe le polygone : il faudrait donc un travail supplémentaire pour parvenir à nos fins. Mais un tel triangle pourrait également le coupe deux fois, ou trois, ou autant de fois que l’on veut.
Il y a donc plusieurs stratégies à adopter :
- On peut démontrer que dans un polygone non croisé à n côtés, avec n supérieur ou égal à 4, il est toujours possible de découper une oreille. En fait, il est même possible d’en découper deux qui ne se chevauchent pas. Sur le polygone ci-dessus, les deux oreilles sont FGH et BCD et il n’y en a pas d’autres.
- On peut aussi découper notre polygone en deux sous-polygones : par exemple, en traçant la diagonale [AF], on découpe le polygone ABDEFGH en ABCDEF et FGHA. Ces deux polygones ont moins de sommets que le polygone de départ, ce qui réduit le problème. On passe ainsi d’une récurrence simple à une récurrence dite forte : pour établir le résultat à rang n+1, il ne suffit plus de connaître le résultat au rang n, il faut que le résultat soit vrai pour tous les rangs inférieurs à n.
Ces deux problèmes sont en fait équivalents : le découpage d’une oreille dans un polygone revient à le séparer en deux. Inversement, si on découpe le polygone en deux, on peut, encore une fois à l’aide d’une récurrence forte, établir que chaque sous-polygone possède deux oreilles, et que donc le polygone de départ en possédait également deux au moins (et pas 4, attention !).
Le théorème des deux oreilles est plutôt récent, puisqu’il date de 1975, démontré alors par Gary H. Meisters
Le principe est le suivant : prenez trois sommets consécutifs p1, p3, p1 pour lesquels l’angle intérieur au polygone (en p2) est inférieur à 180°
- soit, ils forment une oreille, et on reprend la démonstration un peu plus haut
- soit ce n’est pas une oreille. le segment [p1p3] rencontre au moins une fois le polygone. On déplace alors la droite (p1p3) parallèlement à elle-même en se dirigeant vers le sommet p2.
Par exemple, ici, on trace le triangle formé des sommets consécutifs H, A et B. Ce triangle n’est pas une oreille du polygone, on rapproche alors la droite (HB) du sommet A.
En faisant ce déplacement, la droite rencontrera un ou plusieurs sommets (ici, les sommets E et F). En prenant le dernier sommet rencontré (ici E), on s’assure que le segment joignant ce sommet et le sommet duquel on se rapproche est à l’intérieur du polygone (ici, [EA] est bien à l’intérieur du polygone ABCDEFGH). On coupe alors le polygone en deux polygones plus petits et ainsi de suite…
Et voilà !…
Ah mais au fait, peut-on vraiment toujours choisir « trois sommets consécutifs p1, p3, p1 pour lesquels l’angle intérieur au polygone (en p2) est inférieur à 180° » ?